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  • jilyann

Lettres imaginaires de Doris Dana à Gabriela Mistral

Cécile A. Holban est autrice, poétesse et peintre. Elle a imaginé dans le recueil Premières à éclairer la nuit quinze lettres attribuées à des poétesses du XXe siècle.

Lors d'un atelier d'écriture animé par Anne-Sophie Prost, il nous était proposé de choisir une de ses lettres et d’écrire la réponse.


Nous étions deux participantes à avoir choisi la lettre de la poétesse chilienne Gabriela Mistral et à imaginer la réponse de Doris Dana, destinataire de cette lettre imaginaire, qui était la secrétaire mais aussi l’amante de Gabriela.




Ci-dessous, vous pourrez lire des extraits de la lettre attribuée à Gabriela Mistral, tiré du recueil de Cécile A. Holdban, puis les deux réponses proposées, celle de Carine et la mienne.

Je vous laisse découvrir comment un même texte peut résonner de manière différente et opposée selon les esprits...je dois dire que la différence entre nos deux propositions nous a beaucoup amusés ! Et je vous laisse deviner laquelle est de ma plume !


La lettre attribuée à Gabriela Mistral :


Je suis la mère de tous les enfants qui ne sont pas à moi et que je n'ai pas eus. La femme qui ne berce un enfant sur son sein emporte la détresse d'un monde entre les bras. Il n'y eut qu'un seul homme dans ma vie, et nous nous sommes aimés à notre façon, en nous fuyant, en nous détestant, en nous criant dessus.

(...) J'ai dit que je n'avais pas eu d'enfant. Je n'en ai pas porté, mais j'ai eu évidemment tous ceux de mes classes dans la campagne chilienne, et puis tous les enfants du monde dont j'ai défendu les droits à la Société des Nations. Et les orphelins de la guerre civile espagnole à qui j'ai donné mes droits d'auteur. (...)

Je ne pouvais qu'être institutrice, née dans un petit village de la vallée close d'Elqui, entre l'océan Pacifique et la Cordillère (...) Dans des écoles de villages, je faisais cours aux enfants dans la journée, aux ouvriers le soir, aux femmes aussi. J'étais bien placée pour savoir combien l'instruction était importante pour s'extraire de la misère, mais mal vue avec mes idées progressistes !

Je voulais que l'école soit ouverte à tous, sans distinction de sexes, de statut social, de nationalités même si je me sentais mestiza. Une sang-mêlé. J'aimais me présenter comme une India vasca, une Basque des Andes, puisque c'était ce que j'étais. Ces villages reculés, ces montagnes, cette foi superstitieuse des gens ont nourri mon inspiration. (...)Je défendais les mères célibataires, dans ce pays catholique et conservateur qu'a toujours été le Chili.

J'ai préféré publier mes premiers poèmes sous pseudonymes : Soledad, Alma et Alguien.

Mes poèmes et mes articles sur l'éducation, la condition des femmes et des populations andines, bien qu'ils n'aient pas été signés de mon nom civil, m'ont attiré les reproches de ma hiérarchie. (...) En réalité, je me suis peu mêlée de politique. Ce qui m'intéressait, c'était la pédagogie, autant que la poésie. Je pouvais concilier les deux quand j'écrivais poèmes et textes en prose destinés aux manuels de lecture de mon collègue et ami Manuel Guzmán (...)

J'ai dit que je ne me mêlais pas de politique, et c'est vrai. Mais ça ne signifiait pas que je me désintéressais de ce qui se passait dans mon pays et dans le monde. On m'a assez reproché mes origines modestes et mes idées socialisantes. Il y a des compromissions auxquelles je me suis toujours refusée. Je l'ai parfois payé au prix fort. (...)

Il y avait en moi une mère frustrée, une femme sans amour. Je me sentais semblable à un jet d'eau abandonné qui continue, tari, d'écouter sa rumeur.

C'est alors que tu es entrée dans ma vie, Doris. Pour tout le monde, tu étais ma secrétaire.

Nous ne pouvions « décemment » pas vivre notre passion au grand jour. J'étais venue à Barnard College, ton université, pour y donner une conférence. J'avais reçu l'année précédente le prix Nobel (...)

Je ne me souviens plus de la conférence prononcée devant tes camarades et toi, ce devait être sur la guerre, cette industrie de la haine. Visiblement, je t'ai fait forte impression. Tu as appris l'espagnol, as traduit un de mes essais sur Thomas Mann et tu m'as écrit.

Tu étais si jeune, si belle. Quand nous étions séparées l'une de l'autre, nous étions

follement jalouses, à tour de rôle. Tu te méfiais d'Emma, qui venait me voir à Veracruz et Jalapa, j'étais convaincue que tu allais me quitter pour Margarita. Et je te répétais que ton amour ne devrait pas me blesser comme tous les autres ; ton amour est né pour être ma joie.

Tu es entrée dans ma vie à un curieux moment, Doris. J'étais une écrivaine reconnue, célèbre, mais j'étais seule, profondément seule. Tous ceux que j'aimais étaient morts. J'avais l'impression de regarder dans les yeux les tigres du chagrin. Avec toi, j'ai pu être ce que j'ai toujours voulu être : une amante et une mère. C'est toujours ce rôle que les hommes veulent assigner aux femmes.

Mais tu sais le peu de cas que je fais des conventions.

Premières à éclairer la nuit, Cécile A. Holdban,


Première proposition de réponse :


Ne m’écris plus.


Tes mots m’enferment dans un passé mortifère.


Combien de fois exigeras-tu de moi que j’exprime ma reconnaissance ? Combien de fois me renverras-tu à cette étudiante niaise d’admiration ? Combien de fois me rappelleras-tu à quel point je ne connaissais rien ?


Tu m’as stupéfaite lors de cette fameuse conférence. Ton savoir, ta confiance et tes

certitudes ont imprimé en moi une marque indélébile. Ton regard m’offrait un vertige, un avenir, un envol. Imagine ! La jeune fille devant la grande écrivaine prix Nobel ! Tu es vite devenue tout pour moi. Ton succès, ta capacité à améliorer le monde et le sort des femmes me rendaient fière.


Oui, tu changeais le sort des femmes, mais t’es-tu occupée du mien ? Aux yeux de tous, tu m’as laissé être ta secrétaire. Secrétaire ! Quel horrible mot ! Un meuble dont on dispose, que l’on ne voit plus, un meuble pour taire les secrets.


Et toi qui te vantes de t’affranchir des conventions, pourquoi n’avoir pas fait de moi, aux yeux de tous, ta partenaire, ton égale ? Ton amante ?


Tu oses évoquer un sentiment maternel à mon égard ! Quelle offense !


Je découvre que notre relation inégale ne réside pas seulement dans le regard des autres. Resterai-je éternellement celle qui doit te suivre, t’écouter... t’obéir ?


Pourtant, te souviens-tu de l’éclat de nos nuits ? De nos splendeurs nocturnes ?


Non, je ne suis pas ton enfant. Je ne l’ai jamais été.


Ne m’écris plus.


Deuxième proposition de réponse :


Tes mots et la puissance de ton verbe, Gabriela, me sont allés droit au ventre, au cœur et aux oreilles. Je t’imaginais me les dire en anglais avec ce fort accent espagnol qui me faisait rire et dont j’aimais tant me moquer. Tu riais de mes taquineries et prenais un air faussement grondeur, me traitant de nena loca, d’enfant folle. Oui j’étais ton enfant folle, ton amante ardente et tu étais ma Lucia, ma lumière, mon phare.


En te lisant, j’ai tout revu de nous deux, de notre amour secret, de toi entrant dans ma vie comme une étoile de feu dont la lumière puissante n’a jamais cessé de me guider. Oui te lire, c’était t’entendre et te sentir physiquement présente à mes côtés. Ta chaleur, ton odeur musquée, ton sourire si rare qu’il m’était d’autant plus précieux, tout m’est revenu avec une soudaineté et une précision troublante. J’ai compris le manque de toi que j’essaie de combler en travaillant sans relâche, notamment en poursuivant la traduction de tes œuvres. J’ai ressenti le vide hors de ta présence et de ton amour, si vertigineux qu’il semblait m’aspirer dans un précipice dont je ne reviendrais pas


Je donnerais tant pour te voir encore une fois et te dire de vive voix tous ces mots de reconnaissance et d’amour que l’ingratitude de ma jeunesse ne m’a jamais permis de prononcer. J’ai tant à me faire pardonner. Imbécile fierté de mes jeunes années où je feignais l’indifférence et même la jalousie pour capter ton attention et ton amour. Vois-tu, je n’ai jamais été jalouse d’Emma comme tu le crois, et n’ai jamais craint la présence de cette pâle perruche qui te tournait autour. Je faisais semblant d’être blessée, de m’enfermer dans un silence boudeur, pour m’éloigner de toi, ce qui te rendait folle de solitude et te gelait dans l’attente d’un signe de ma part. Voulais-je me venger de cette admiration pour toi, si pleine et si intense, qui emplissait mes jours et mes nuits ? Voulais-je me libérer du poids du secret qui

pesait si lourdement sur notre amour ? J’étais si jeune, Gabicha, me pardonneras-tu ?


Comme je te suis reconnaissante aujourd’hui pour cet amour sans foi ni loi, et comme je suis fière d’avoir partagé ton univers de femmes éprises de liberté. Mon india vasca si pleine de courage, tu as payé bien cher le prix de ton indépendance et de ton audace. J’ai été heureuse de lire que mon amour avait été ta joie, de sentir que j’avais pu alléger le poids de ton chagrin, clou figé dans ton cœur percé de douleurs, qui te dévorait. Peut-être ai-je ainsi pu te rendre un peu de cette lumière que tu m’as si généreusement offerte ?


Poeta mia, nous ne nous reverrons jamais. Il faudra attendre un monde à venir pour

qu’un amour comme le nôtre puisse naître en plein jour. Nous resterons là où nous sommes assignées depuis toujours : dans la nuit du secret et du mensonge, celui d’une secrétaire attachée aux travaux de la grande poétesse.


En attendant, tu me manqueras infiniment, et je garde ton amour jusqu’à la fin des

temps.






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