Obstinément, tu répéteras ces mots aux enquêteurs, aux journalistes, à tes avocats, à tes proches.
Je n’ai tué personne.
Je n’ai rien à dire.
Mais les gros titres viennent te contredire : « quatre morts et neuf orphelins »,
« la tueuse ».
Alors on continue et on te redemande « pourquoi ? Pourquoi des armes ? Quelles étaient vos intentions ? Pourquoi avoir suivi votre petit ami dans cette tuerie ? Pourquoi avoir tiré ? Répondez! »
Ton silence, des larmes, et c’est tout. Tes défenseurs perdent patience. Les familles des victimes n’en peuvent plus de ce silence assourdissant qui les déchire ; ils aimeraient raccrocher leur douleur à une explication, une seule, même infime. L’avocate générale excédée finira par demander trente ans de réclusion. Tu en prendras vingt, tu seras libérée après quinze ans de détention, une détenue exemplaire.
Près de toi, une jeune femme que tu ne connais pas, est happée par ce silence, par cette volonté que tu as de ne pas réagir et de ne donner que très peu d’explications à cette tragédie.
Rappelons le drame : avec ton amoureux, idéalistes et anars sur les bords, vous allez voler des armes dans une fourrière, vous êtes déjà en possession de deux fusils achetés à la Samaritaine. Cela dérape à la fourrière, vous sautez dans un taxi, prenez en otage le conducteur et son client et c’est parti pour vingt-cinq minutes de folie ; vous lâchez le taxi qui vient de percuter une voiture de police, vous tirez et reprenez un autre chauffeur en otage et vous voilà dans une course poursuite dans laquelle le chauffeur de taxi, trois policiers et ton amoureux vont mourir.
Tout cela n’a pas duré une demi heure, le résumé des faits prend à peine sept lignes et des dizaines de vies vont voler en éclats, pour l’éternité.
La jeune femme que tu ne connais pas, appelons-la Amélie, ne ressent aucune fascination pour ton histoire et tes actions. Mais ton visage, qui s’étale partout dans les journaux, avec cet étrange regard, comme ton silence, l’obsède. Elle ne sera pas la seule, tu vas vite devenir le sujet de chansons, de scénarios, de romans, ton visage sera imprimé sur des tee-shirts, morbide sera ta renommée. Sur cette photographie reproduite à l’infini, peut se lire un mélange étonnant de vide et de détermination. Déjà, on peut pressentir le silence qui suivra.
Je n’ai tué personne.
Je n’ai rien à dire.
Amélie sait que tu as tiré, avec sang froid, on t’a vu recharger le fusil à pompe le genou à terre, treize balles seront ramassées place de la Nation. Peut-être tremblais-tu tout de même ? Peut-être as-tu dû te calmer en respirant profondément pendant que tu plaçais les balles dans le chargeur ? Tu avais dû t’entraîner avant, cela ne s’invente pas de recharger une arme, comme pour le tir aussi, même si tu as raté toutes tes cibles sauf une, que tu as blessée, il te fallait maîtriser le recul, ne pas se démettre l’épaule.
Amélie connaît ça par cœur, son père, amateur d’armes, la faisait tirer toute petite à la carabine et au fusil à pompe. Elle finissait le plus souvent le cul par terre, ne parvenant pas à contenir le recul, son père se tordait de rire, elle ne ressentait rien, il valait mieux ne rien ressentir près du père, elle se relevait et reprenait le tir. Pour ses vingt ans, son père, qui s’était procuré deux manurhins, lui en avait offert un, un MR88, petit canon, calibre 38, une arme d’occasion dans un étui marron, en daim, avec un gros fermoir qui ressemblait à celui du porte-monnaie en cuir de tante Arlette. Une jolie petit boîte en métal accompagnait l’étui, remplie de balles. Elle s’est promenée un temps avec l’étui et son manurhin dans la poche de son grand manteau noir, avec le chargeur vide, juste pour voir, pour sentir. Elle n’a pas aimé, n’a rien senti, sauf l’inanité du geste du père, elle lui a rendu son cadeau.
Amélie ne peut s’empêcher de sourire en t’imaginant faire tes courses à la Samaritaine. Elle se souvient d’une vieille pub des années 70 : « On trouve tout, à la Samaritaine ». Peut-être as-tu flâné dans d’autres rayons du magasin avant d’aller acheter le fusil à pompe, sous ton vrai nom, munie de ta carte d’identité. Achète-t-on une arme dans l’intention de tuer sans couvrir son identité ?
Je n’ai tué personne.
Elle pense aussi aux manurhins que tu as récupérés à la fourrière et elle peut sentir sous sa paume le contact froid et reptilien de l’arme en acier. « Des armes comme une esthétique de la solitude » disait Ferré, et Amélie pense à ce cadeau du père, terrible présent, comme tout ce qu’elle a reçu de lui, transmission d’une violence qui ne dit pas son nom, qui se cache sous les oripeaux de la gloriole et de la vengeance. De qui voulais-tu te venger Florence ? Et quoi ! Au bout du fusil, la liberté ? La justice ? Au bout du flingue, il n’y a rien, jamais rien que la mort et en vingt-cinq minutes tu vas l’apprendre. L’enseignement est brutal, atroce, tout va toujours très vite avec les armes.
Amélie se se demande soudain si le père attendait d’elle et du manurhin qu’il lui avait offert, un acte véloce et fulgurant, comme une balle qui le traverse, un parfum de parricide, mort sublime pour un père fou et suicidaire. Peut-être ? Tout est possible dans un esprit où se mêlent la férocité, le jeu, le goût du risque et de la poudre.
Amélie secoue ses boucles brunes et refuse de laisser son esprit parcourir cette hypothèse et de voir sa mémoire remonter le fil des souvenirs avec le père. Trop d’échos, de bruit, de colère, furia maestra. Elle préfère revenir à l’histoire et à la photographie.
Elle préfère imaginer le moment où tout s’enclenche, la minute où tu pars avec ton amoureux en direction de la fourrière, avec un mélange de peur et de détermination. Amélie suppose que tu sais parfaitement que rien ne va fonctionner, que tout va finir plus ou moins mal, mais cependant tu n’envisages pas un instant la mort de ton amant. Pas lui que tu ne perds jamais du regard. Pas lui dont le souffle te ranime, pas lui dont les caresses te font renaître chaque jour. Peut-être imagines-tu la tienne, mais alors vaguement, comme une idée qui passe avec un profond soupir. Vous avez vingt ans, vous êtes immortels.
Amélie interrompt brutalement le fil de ses pensées. Soudain lui vient l’idée d’un crime qu’elle pourrait avoir elle-même commis, par inadvertance, par indifférence, et qu’elle aurait fait sombrer dans l’oubli.
Tentative d’homicide involontaire, sans aucune intention de donner la mort ; serait-ce possible ? Quelle serait la peine requise ?
Quand on est fille du fou et de la pieuvre, avec en héritage un cœur de pierre, peut-on éviter de faire le mal ?
Et Amélie se rappelle des murs blancs, d’une perfusion lente et continue en vue de redonner couleur à une vie qui a voulu s’éteindre, celle d’un homme dont les traits beaux et fins, on pourrait dire féminins, lui reviennent clairement à l’esprit, effaçant les traits de l’autre, ceux de ta photographie. Contrairement à toi, Amélie a-t-elle voulu tuer son amant ?
Cette dernière se redresse, la voilà plantée sur ses deux jambes, peinée par cette seconde hypothèse, et finalement, elle trouve la première, l’évocation du parricide, bien plus douce à supporter. Elle va chercher un miroir et se plonge dans son propre regard où elle peut lire sa douleur et sa volonté.
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